Àforce de réduire l’histoire du vingtième siècle à ses désastres de la première moitié du siècle, on ignorerait presque que l’unité européenne a dessiné, à partir de 1948, un avenir totalement nouveau pour l’Europe. Dans ce siècle de fer, la construction de l’unité européenne semble s’apparenter à une force profonde, comme aurait dit Pierre Renouvin, sur laquelle il convient de s’interroger, car elle n’a pas encore tenu toutes ses promesses, même si elle en a accompli une, la paix en Europe. Au-delà des choix simplistes, – de Gaulle contre Monnet –, il n’est pas inutile, alors que l’Union européenne s’élargit à des pays de l’Europe orientale et du Sud, de montrer que le processus d’unité, s’il est impérieux, est fragile, car les motivations des premiers jours se sont évanouies. Pourtant, l’intuition de Monnet et de Schuman a conduit objectivement à assurer l’entente entre Européens dans le respect des originalités nationales. Même si cet objectif est atteint, et donc dépassé, la validité du principe fondateur reste toujours plus d’actualité pour l’Europe et le monde.
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Les guerres franco-allemandes sont apparues dérisoires aux enfants de la Libération. Le retournement du 9 mai 1950 a été préparé par des « conversions » personnelles au sein des élites gouvernementales. L’unité européenne s’est imposée aux Français, sans être un choix du cœur, même s’il a été ratifié, ensuite, par leur raison et leurs sentiments. La perception des crimes de guerre nazis a entraîné une révolte de l’esprit, favorable au fédéralisme, qui, toutefois, a rencontré un autre courant favorable à la restauration de l’État démocratique national [1][1] Alan S. Milward, The reconstruction of Western Europe,.... Les milieux financiers et d’affaires européens aspiraient à un grand marché en Europe, et pour certains à une instance régulatrice de l’économie [2][2] CHEFF, Milieux économiques et intégration européenne.... Enfin, si le choix de l’unité est un acte politique, donc contingent, il manifeste aussi des aspirations humanistes puisées au sein des grands courants de pensée démocrate-chrétien, socialiste et libéral. L’unité a réussi en s’appuyant sur l’universalité des cultures européennes, sur la liberté politique et le respect des personnes, sur la hausse du niveau de vie [3][3] Denis de Rougemont, 28 siècles d’Europe, Christian.... L’Europe libérée de 1945 donnait donc la preuve que ses valeurs n’étaient pas éteintes comme l’avait craint, dès 1919, Paul Valéry [4][4] Paul Valéry, « la crise de l’esprit », Première lettre,.... L’unité offrait des garanties contre le retour des universalismes totalitaires et garantissait la croissance.
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Toutefois le succès de l’unité européenne n’était pas inscrit nécessairement dans les prémisses de l’après-guerre. Les conditions de l’unité et l’originalité des institutions créées expliquent le succès européen.
Les conditions de la construction européenne
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En effet, interviennent d’autres facteurs qui conditionnent la construction européenne : d’abord la situation de guerre froide, et, contrepoint, l’intervention des États-Unis en Europe avec le plan Marshall, ensuite la volonté des États européens de l’Ouest de moderniser les rapports sociaux et d’assurer la sécurité. L’engagement des hommes, enfin, aux moments décisifs et aux points stratégiques, contribue au succès de l’unité.
La guerre froide
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L’unité européenne ne peut être dissociée de la guerre froide. En effet, l’unité, sous toutes ses formes, renforce la solidité du monde occidental et, en conséquence, représente une menace pour l’URSS qui tarde à reconnaître les Communautés, seulement en 1988. Quand le Conseil de l’Europe a été créé, en mai 1949, l’Assemblée consultative de Strasbourg a laissé, symboliquement, des places vides pour les délégués, absents, des pays de l’Est. L’unité européenne, réduite à l’Europe de l’Ouest, est désirée par les États-Unis dont les élites savent qu’une Europe unie augmentera la capacité de résistance au communisme. En effet, une moitié d’Europe, même unie, reste faible et ne peut faire courir de risque au leadership américain. Ce sont les Européens (Bidault, Bevin, de Gasperi) qui demandent aux États-Unis d’assurer une présence militaire durable en Europe, facilitant l’acceptation de l’Alliance atlantique par le Congrès des États-Unis.
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L’Europe en voie d’unité est donc intrinsèquement atlantiste et sans ambition sur la scène internationale, d’autant plus que les grands États européens de l’Ouest s’engluent dans le processus de décolonisation forcée. Comment la France, par exemple, pourrait-elle prétendre orienter l’Europe unie vers une large autonomie par rapport aux États-Unis, alors qu’elle mène une guerre en Indochine et en Algérie pour défendre ses intérêts nationaux ? La Grande-Bretagne a exclu, dès 1949, de diriger une Europe unie et elle lie son sort à celui des États-Unis. La guerre froide est donc un facteur d’unité, sans être un facteur d’autonomie pour l’Europe. L’Europe unie naît, par la force des événements, sous le signe de la protection américaine.
La modernisation économique
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L’unité européenne est puissamment favorisée par l’aspiration des Européens à la modernisation économique et sociale. En effet, dès la fin de la Première Guerre mondiale, des chefs d’entreprises et des dirigeants politiques s’indignaient de l’érection de nouvelles frontières en Europe centrale. L’Empire austro-hongrois avait éclaté en plusieurs États, jaloux de leur indépendance, y compris économique. La balkanisation de l’Europe produisait de graves tensions économiques, coupant la Silésie en deux, privant Vienne de ses relations avec le reste de l’ancien territoire austro-hongrois, entraînant des faillites monétaires retentissantes que Monnet, secrétaire général adjoint de la SDN dut corriger, tant bien que mal [5][5] Voir les articles d’Antoine Fleury, Lubor Jilek et.... L’absence d’un marché commun européen ou de marchés communs sub-régionaux en Europe a facilité les réactions de nationalisme économique que le régime nazi a exploité à son profit.
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Les chefs d’entreprises européens étaient fascinés par l’organisation industrielle américaine, tout en la redoutant, et par le développement de la consommation populaire aux États-Unis. Avec la fin de la guerre, le temps des grands ensembles économiques semblait venu en Europe [6][6] Éric Bussière et Dumoulin, Michel (dir.), Milieux économiques.... Aussi, forts de cette certitude, les milieux économiques européens libéraux (Van Zeeland) réclament-ils l’ouverture d’un grand marché économique européen, dont on ne sait pas encore s’il s’agit d’une organisation cartellisée ou d’une libération des forces du marché dans une grande union douanière ou dans des unités sub-régionales. Mais dès la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941, les États-Unis avaient imposé l’ouverture libérale des marchés que des dirigeants politiques européens prudents ou des chefs d’entreprises timorés vont repousser encore un moment [7][7] Article 4 « Ils s’efforcent, tout en tenant compte.... La libre convertibilité des monnaies européennes n’est acquise qu’en 1958.
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L’intégration européenne ne peut ignorer l’option libérale : un marché commun ne pourra être libéral qu’à l’intérieur et devra justifier solidement les discriminations qu’il maintient vis-à-vis de l’extérieur, y compris les États-Unis. Mais les efforts d’unité européenne sont acceptés par les États-Unis parce qu’ils se les présentent comme une étape de la libération générale des échanges. Aussi, n’est-il pas étonnant que les projets à finalité économique, comme la CECA et surtout le Marché commun, aient été plus facilement acceptés que les projets politiques comme le Conseil de l’Europe ou la CED. Toute avancée vers l’unité économique européenne est bien vue par les États-Unis qui en ont fait une condition de l’aide Marshall. L’Organisation européenne de Coopération économique, fille du plan Marshall, a facilité les échanges intereuropéens, sans avoir d’objectifs d’intégration. Le désir de modernisation économique était une puissante incitation à l’unité économique de l’Europe de l’Ouest [8][8] Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la....
La sécurité des États-nations
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Une autre raison de faire l’unité européenne pouvait être le relèvement de l’État. En effet les États avaient du mal à assumer la reconstruction et la modernisation, ou répondre à la demande sociale ou encore garantir la sécurité du pays. L’intégration ou la coopération intereuropéenne pouvaient aider à raffermir l’appareil des États. En acceptant le principe de l’unité imposé par les États-Unis, en 1948, dans la procédure Marshall, le gouvernement français a jugé que les avantages de la contrainte dépassaient les inconvénients de la privation de l’aide. De Gaulle a raisonné de la même façon, en 1958, en acceptant les disciplines des Traités de Rome. Mais en 1965, l’économie française rénovée par la IVe République et confortée par le Marché commun, la monnaie raffermie par Pinay et Rueff et l’État restauré par la nouvelle Constitution, de Gaulle peut provoquer la crise de la chaise vide aux Communautés pour empêcher, prétend-il, les « dépassements » du Traité par la Commission [9][9] Gérard Bossuat, « Robert Marjolin dans la tourmente.... Quand la Grande-Bretagne adhère aux Communautés, après avoir échoué deux fois en 1963 et en 1967, elle le fait pour défendre les intérêts de ses entreprises, attirées immanquablement par le marché des Six. Elle entend donc se lier avec les Communautés pour assurer sa prospérité et modifier, si nécessaire, leur fonctionnement (la crise du chèque britannique). Les petits États, comme le Luxembourg, sont conduits, pour leur pérennité et leur sécurité à soutenir l’unité européenne qui les éloigne de la voracité de leurs grands voisins et leur donne souvent un poids supérieur à leur population dans l’Union. La Belgique, État multi-communautaire, trouve dans l’adhésion aux Communautés européennes des garanties d’unité nationale. Les adhésions des États du Sud, Grèce, Portugal et Espagne, ou du Nord, Finlande, et de l’Est, Autriche, montrent qu’elles se sont faites pour préserver la sécurité économique et la démocratie de ces États.
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Dans le système des relations internationales de la fin du vingtième siècle où les grands États européens ne peuvent plus être des acteurs mondiaux déterminants, l’intégration doit servir à peser encore dans les affaires du monde, comme ont tenté de le faire de Gaulle et Pompidou ou Thatcher. Les États-nations sortent donc renforcés du processus d’unité, au moins sur le court terme.
L’engagement des hommes
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Une dernière condition était indispensable pour réussir l’unité : l’engagement des hommes, sauf à croire que l’histoire est le fruit d’une nécessité incontrôlable.
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Tout d’abord, observons qu’il existe un milieu des « Européens », complexe et riche, formé d’idéologues (Alexandre Marc, Hendryk Brugmans), de chefs d’entreprises, de hauts fonctionnaires (Robert Marjolin), d’universitaires (juristes), de dirigeants politiques (Spinelli, Schuman, Adenauer, Spaak, Brandt), d’hommes d’influence (Monnet) [10][10] Gérard Bossuat, Georges Saunier (dir.), Inventer l’Europe,.... Des familles politiques contribuent aussi à l’alimenter (chrétiens-démocrates et socialistes, droite modérée, libéraux). Une fois le processus d’unité enclenché, le milieu des « Européens » s’agrandit des hauts fonctionnaires européens des nouvelles institutions. Des opposants farouches peuvent aussi se manifester (Michel Debré en France). Les hommes qui fondent l’unité sont soutenus – à moins qu’ils n’en prennent la tête –, par des réseaux européens ou atlantistes qui tentent d’influencer les dirigeants politiques. Les deux principales familles politiques européennes ont abrité des Européens de grande influence, à commencer par les plus hauts dirigeants de ces partis : Guy Mollet en France, Sicco Mansholt aux Pays-Bas, Paul-Henri Spaak en Belgique, Konrad Adenauer en Allemagne. Monnet a utilisé un réseau d’affaires américain puis le réseau euro-atlantique d’hommes politiques, de syndicalistes et de banquiers, qu’il a systématiquement organisé dans le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, à partir d’octobre 1955, pour peser, au jour le jour, sur l’élaboration des politiques d’unité communes de la Commission et des Gouvernements [11][11] François Duchêne, Jean Monnet, the first international....
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Les héros de l’unité, ou les anti-héros, naissent d’un terreau. Parmi eux, Jean Monnet, qu’il est justifié de considérer comme le père de l’Europe unie, parce qu’il est à l’origine de l’acte fondateur de l’intégration européenne, la Déclaration Schuman du 9 mai 1950, mais auquel il convient d’attacher les noms d’autres personnalités : Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi, et, pour la période des traités de Rome, Paul-Henri Spaak, Johan Willem Beyen ou Guy Mollet, qui ont été co-actifs dans la naissance de l’unité. Les dirigeants politiques sont donc indispensables à la réussite de l’unité, comme l’histoire des différentes institutions le montre et comme le prouvent aussi l’échec, discret, du Conseil de l’Europe et ceux, retentissants, de la Communauté européenne de Défense ou du vote à la majorité qualifiée, en janvier 1966.
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L’engagement des hommes explique le développement des institutions européennes d’unité quand elles sont encore faibles. À côté des Présidents de la Commission européenne, des hommes de l’ombre agissent avec un dévouement sans limite pour assurer la viabilité de l’institution. La Commission européenne a connu de grands présidents, comme Walter Hallstein (1958-1967) ou Jacques Delors (1985-1995), mais il serait impossible de comprendre son influence sans citer Émile Noël, secrétaire exécutif de la Commission de la CEE, puis secrétaire général de la Commission unique des Communautés, de 1958 à 1987. Un raisonnement identique peut être tenu à propos du rôle de Jacques-Camille Paris au secrétariat du Conseil de l’Europe. L’action et la réputation de compétence de grands Commissaires européens (Marjolin, Mansholt, Barre, Deniau, Spinelli, Rey, Cheysson), voire de Représentants permanents, ont sorti l’action communautaire de l’anonymat bureaucratique pour lui donner un visage.
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L’engagement des hommes, fondateurs et continuateurs, n’explique pas seul l’intégration ; pourtant, sans Monnet et Schuman, soutenus par Adenauer en mai 1950, il n’y aurait pas eu de Haute Autorité du charbon et de l’acier. Si l’engagement des hommes semble si important, c’est que, par contraste, celui des opinions publiques est faible. La construction européenne n’est pas, en effet, issue du mouvement populaire comme l’ont été les révolutions de 1789 ou de 1848.
Les Communautés, une invention originale
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Des institutions d’unité existent depuis 1950 : les Communautés européennes, devenues la colonne vertébrale de l’Union européenne en 1992. L’originalité de cette construction va de pair avec des limites que les Euro-enthousiastes trouvent inacceptables. Les Communautés ont connu des crises graves qui n’ont pas empêché les derniers élargissements. Mais un approfondissement est-il encore possible ?
Un accident : la Haute Autorité du charbon et de l’acier
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La création de la Haute Autorité du charbon et de l’acier, sur une idée de Monnet ratifiée par Robert Schuman, relève du miracle. En effet, l’état d’esprit des dirigeants politiques continentaux n’allait pas aux abandons de souveraineté, même si la raison, le délabrement des économies, les menaces, militaient pour l’unité. En fait, Monnet, qui préparait cette proposition depuis janvier 1950 et qui l’avait en tête depuis août 1943, attendait le moment opportun pour la sortir [12][12] Pierre Gerbet, La Naissance du marché commun, Bruxelles,.... Or en 1950, les Français avaient épuisé leurs alliés avec leurs récriminations anti-allemandes. Le monde libre avait besoin d’une RFA puissante pour la défense occidentale et les Français voulaient du charbon allemand. L’accès au charbon allemand, à égalité de droits d’accès pour tous les consommateurs, européens ou allemands et le contrôle des investissements sidérurgiques militaient pour une institution qui exprimerait l’intérêt général européen. L’idée de Haute Autorité de Monnet remplissait d’aise la diplomatie américaine qui avait habilement demandé à Schuman, en septembre 1949, une solution pour faire participer l’Allemagne à la défense de l’Ouest. Or Schuman devait proposer une solution, le 10 mai, à Londres. La Déclaration Schuman du 9 mai en fit office, puisque le ministre ouvrait la voie à une coopération « politique » avec l’Allemagne. Enfin, la vocation fédérale de la Haute Autorité réjouissait ceux qui espéraient encore dans les États-Unis d’Europe. Le succès de la Déclaration est dû, plus qu’aux vertus du fédéralisme ou à celles de l’idée d’unité, à l’habileté tactique de Monnet, à la neutralisation inattendue de Bidault, chef du gouvernement, sans doute plus circonspect, à Adenauer, enfin, qui comprit que l’offre généreuse de la France représentait la paix entre les deux pays.
Les vrais problèmes de l’unité avec la Communauté européenne de défense
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Mais la Haute Autorité est vite apparue pour ce qu’elle était, une originalité qu’il a été impossible de reproduire. La création d’une Haute Autorité dans le champ plus sensible de la défense échoua, en effet, devant les députés français, le 30 août 1954. Ainsi, malgré le succès du traité de Communauté européenne du charbon et de l’acier, issue de la Déclaration Schuman, il s’avère impossible de reproduire l’organisation dans un autre domaine. L’échec révélait les difficultés de la « fabrication » de l’unité. Pour l’historien, le facteur temps est essentiel. Comment imaginer que l’on puisse affaiblir aussi radicalement l’État national, en le privant de sa souveraineté sur la défense, en tant de paix, même froide ? Le 16 juin 1940, alors que la situation était autrement dramatique, Monnet n’a obtenu qu’un demi-succès pour son extraordinaire proposition de fusion des souverainetés française et britannique.
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L’échec du 30 août, prévisible, indique que l’unité européenne n’est pas une donnée culturelle de base des sociétés politiques européennes. À la différence de la négociation du traité CECA, celle du traité de la CED a été menée quasi publiquement et longuement. Le débat s’est « médiatisé » en raison de l’enjeu. Or les représentants de la nation n’étaient pas prêts à accepter la remise en cause de la souveraineté de l’État dans l’un de ses droits régaliens fondamentaux. Il fallait aussi une Autorité politique devant laquelle le Commissaire à la Défense européenne rendrait compte. Un projet de Constitution européenne fédérale fut étudié en 1952-53 [13][13] Richard T. Griffiths, The European Political Community.... L’opinion publique française est entrée dans les débats, sans vraiment trancher. Le temps a manqué pour que l’opinion s’habitue à l’idée d’un gouvernement fédéral européen, dans un domaine limité. Il s’en fallut de 50 voix à l’Assemblée nationale pour l’emporter ; elles pèsent encore sur l’organisation contemporaine de l’Union. Un doute taraudait les esprits éclairés : la France resterait-elle un grand pays, comme la Grande-Bretagne ? La France venait, certes, de perdre une bataille de puissance en Indochine, mais en 1954, elle conservait encore les marques de ce qui passait pour des indicateurs de grande puissance, en gouvernant des territoires d’outre-mer, en Afrique noire et au Maghreb. D’ailleurs, les élections législatives de la fin 1955, qui apportèrent la victoire au Front républicain, conduit par le socialiste Guy Mollet, confirmèrent que les électeurs étaient préoccupés par le pouvoir d’achat ou la valeur de la monnaie et par les événements d’Algérie et du Maroc, mais très peu par les questions européennes. L’unité européenne n’est pas un enjeu des élections, comme si la Déclaration Schuman n’avait été qu’un épisode sans racines.
Les compromis des traités de Rome
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Pourtant, le nouveau gouvernement, dirigé par Guy Mollet, engage la France dans les Traités de Rome du 25 mars 1957, qui ont abouti à l’Union européenne actuelle.
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Mais les deux traités, celui de Communauté européenne de l’énergie nucléaire (Euratom) et celui de Communauté économique européenne (le Marché commun), sont d’inspirations différentes. Le premier est fonctionnaliste, comme la CECA, le second plus généraliste par ses potentialités puisqu’il créé une Communauté économique européenne. En effet, une Union douanière exige d’avoir des politiques communes dans l’agriculture, des politiques sociales, de prendre des décisions sur la concurrence ou la libre-circulation des travailleurs. Ce second traité est très original par ses intentions ultimes. Si Euratom était une idée de Jean Monnet, celui de CEE venait des Pays-Bas où le ministre Johan Willem Beyen, un banquier, ministre des Affaires étrangères, chargé des questions européennes, s’efforçait avec constance depuis le 11 décembre 1952, devant l’OECE, de proposer un marché commun européen. Il profite donc de la relance pour lier le « vieux » projet de marché commun au projet plus attrayant d’Euratom. Les Six de la CECA ont donc décidé, à Messine, en juin 1955, de les faire étudier par un comité intergouvernemental, présidé par Spaak qui produit un rapport, entériné par la Conférence des Six de Venise, en mai 1956. La négociation des deux traités, Euratom et CEE, peut commencer.
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Les Traités de Rome sont donc un compromis entre la méthode Monnet d’organisation sectorielle de l’unité (ici l’énergie nucléaire civile), et l’approche plus généraliste d’un marché commun, largement étudié déjà à l’OECE. La Communauté économique européenne réalise donc, à Six, un des objectifs majeurs de l’OECE.
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Mais le compromis est visible aussi dans les institutions communes qui ne sont pas calquées sur la Haute Autorité. Le pouvoir est partagé entre une Commission et un Conseil de ministres des États membres, chacun dépendant de l’autre, dans des domaines de compétence précis, l’Assemblée parlementaire européenne étant amenée à donner un avis consultatif. Ainsi, un équilibre est assuré entre les tendances fédéralistes et le maintien du pouvoir des États. Mais les législateurs ont conservé le mot de Communauté, terme vague tiré du personnalisme et du fédéralisme, qui traduit parfaitement l’objectif de l’Union : la recherche de l’intérêt commun dans le cadre des nouvelles Communautés
Les limites de la Communauté européenne
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Si les traités ont abouti à créer des institutions communes que Monnet tient pour la preuve tangible de l’unité, ces institutions souffrent de limites très graves qui font douter de la bonne fin du projet d’unité.
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L’Europe sociale existe peu dans la mesure où n’existent ni protection sociale commune, ni organisation des retraites commune, ni SMIC commun, ce qui ne veut pas dire identiques. Les États membres restent réticents à communautariser le champ social. Or une politique sociale commune est souhaitée par les citoyens qui pensent, spontanément, qu’elle garantira mieux que les gouvernements les droits acquis des travailleurs, ce dont on ne peut pas être assuré. S’il n’y a pas eu de politique sociale commune, en dépit de l’existence d’un Fonds social européen destiné à améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs et contribuer au relèvement de leur niveau de vie, c’est que le souci légitime de développer une économie de libre-entreprise l’a emporté sur le souci, tout aussi légitime, d’assurer l’équilibre social. Mais le 9 décembre 1989, une Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, approuvée par onze des douze États membres (sauf la Grande-Bretagne), élargit la portée de la politique sociale commune. La Charte communautaire est l’une des bases de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, regroupant en un texte unique, l’ensemble des droits civiques, politiques, économiques et sociaux des personnes vivant sur le territoire de l’Union, adoptée à la veille du conseil européen de Nice du 7 décembre 2000. Le Conseil européen du Luxembourg (novembre 1997) a lancé la stratégie européenne pour l’emploi (SEE), également appelée « processus de Luxembourg ».
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Sans revenir à l’État providence, l’Europe de 2004 ne peut ignorer les aspirations sociales des populations. Des mouvements altermondialistes inventent ou rêvent de nouveaux rapports de production et un traitement de l’environnement différent de ceux mis en place par la société industrielle de masse. L’Europe des citoyens exige un modèle social « mieux disant » que l’offre étatique classique et que le libéralisme consumériste [14][14] Odile Quintin, Brigitte Favarel-Dapas, L’Europe sociale,....
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Le déficit démocratique est perceptible dans l’histoire de l’unité européenne. Évidemment, les traités ont été autorisés par les Parlements, mais les institutions qu’ils ont créées ne prévoyaient pas l’intervention des citoyens. L’Assemblée parlementaire européenne, devenue en 1979 le Parlement européen, a été élue au suffrage universel seulement 30 ans après la première Communauté. Il aura fallu l’insistance de parlementaires renommés (Paul-Henri Spaak, Guy Mollet, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi) et la pression du courant communautaire populaire (Mouvement européen, Fédéralistes) pour donner une Assemblée commune à la CECA et ensuite, pour obtenir des chefs d’États et de Gouvernements l’élection au suffrage universel de l’Assemblée parlementaire. Le Parlement européen obtint, par l’Acte unique européen des 17-28 février 1986, d’être associé à la réalisation du grand marché par la création d’une « procédure de coopération » en matière législative. Les textes du Conseil sont soumis au Parlement, l’« avis conforme » – c’est-à-dire l’approbation – du Parlement à la majorité absolue de ses membres sera nécessaire pour la conclusion des traités d’adhésion et des accords d’association à la Communauté. La co-décision sur les affaires communautaires a été reconnue au Parlement par le traité de Maastricht et élargie par le traité d’Amsterdam. La résistance des États à partager leur souveraineté dans des domaines relevant pourtant de la vie commune s’explique par celle des élites au pouvoir plus que par celle des citoyens, jamais consultés. La marginalisation du Parlement européen dans la vie politique des États membres, en dehors du temps des élections, renforce les spéculations sur le mystère de « Bruxelles », mais ne correspond pas aux nouveaux pouvoirs acquis par le Parlement. La lenteur de la démocratisation des institutions explique leur faible lisibilité pour les citoyens. Les institutions ne peuvent donc pas servir de repères symboliques de l’unité pour les Européens.
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L’absence dramatique de l’Union européenne sur la scène internationale, de l’ex-Yougoslavie à l’Irak, en passant par l’Afrique et le Proche-Orient, en dépit de la présence militaire de l’Union au Kosovo ou en République démocratique du Congo, mais sans commune mesure avec le besoin de paix, est l’expression directe de l’absence d’ambition communautaire mondiale. L’histoire en a donné les raisons : petits et grands pays membres ne pouvaient avoir les mêmes ambitions pour les Communautés ; les grands États, anciennes puissances mondiales avant 1945, n’ont pas oublié leur influence passée. Ils ont encore quelques moyens, ne serait-ce que, pour la Grande-Bretagne et la France, leur siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies et des fidélités à honorer dans le monde. Elles répugnent donc à abandonner leur propre politique étrangère, faute de consensus dans l’Union. En conséquence, l’Union européenne a peu de poids dans les relations internationales, en dépit des déclarations des Conseils des ministres ou des Conseils européens sur les questions de la paix au Proche-Orient par exemple. La création d’un Ministère des Affaires étrangères européennes, lié à celle d’une défense commune, est la condition indispensable pour que l’Union fasse entendre sa différence.
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Le succès de la monnaie unique devait empêcher de faire figurer la politique monétaire commune dans la rubrique des limites de l’Union, mais l’expérience la plus récente montre que la monnaie, administrée par la Banque centrale européenne, irresponsable politiquement, est un instrument technique sans rapport avec une politique économique commune. En effet, le découplage entre les politiques économiques, de la responsabilité des États, et la politique monétaire crée un malaise qui confine à la crise quand l’euro fort atteint des niveaux qui pèsent sur l’offre de travail. Le Conseil des ministres des Finances de l’Union (ECOFIN) ne répond donc pas à une bonne prise en charge des intérêts économiques et monétaires globaux des pays de l’Union.
Les crises de l’unité
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À ces insuffisances de l’Union, s’ajoutent les crises communautaires qui, toutes, portent sur l’identité de l’Europe unie, preuve que les États membres n’ont pas encore adopté de projet d’avenir commun.
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La première crise a été celle de la Communauté européenne de défense, à l’initiative de l’Assemblée nationale française qui a repoussé toute idée de communautariser la défense, au nom de la sécurité nationale. En conséquence, la France a développé une Force nucléaire autonome. La sécurité de la France a-t-elle été mieux assurée ? La capacité nationale de protection n’a pas été éprouvée. Mais créer une Défense européenne n’était pas, non plus, dans les intentions des partenaires de la France, à l’abri du parapluie américain dans l’OTAN et désireux de protéger leur croissance. L’occasion de créer des institutions communes de défense a été perdue en 1954 du fait de la France, après 1955 du fait de l’échec de l’agence européenne d’armements de l’Union de l’Europe occidentale, puis en décembre 1962, quand Harold Macmillan, le Premier Britannique, s’est abouché avec Kennedy pour moderniser la défense nucléaire de la Grande-Bretagne, au lieu d’offrir à de Gaulle la mise en pool des deux forces nucléaires pour protéger l’espace européen.
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Une seconde crise intéressant l’identité commerciale européenne est le refus par les Six de la grande zone de libre-échange britannique. Ce refus des Six, de novembre 1958, semble être un acte de foi communautaire, en réaction à la volonté de la Grande-Bretagne de dissoudre la Communauté économique européenne, comme le sucre dans la tasse (de thé), mais il a ouvert une crise occidentale qui illustrait les hésitations des Européens sur l’organisation de leur espace économique : une simple zone de libre-échange commerciale ou bien une Union économique et douanière à finalité politique ?
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La troisième crise a été le veto par de Gaulle à l’adhésion du Royaume-Uni aux Communautés, en janvier 1963. Elle serait due au nationalisme du président français, or elle s’explique aussi par la mauvaise volonté déclarée des Britanniques d’appliquer les acquis communautaires. La crise était un conflit entre deux conceptions de l’identité européenne. Elle renforça, paradoxalement, les Communautés, tout en donnant à de Gaulle la clef de l’entrée de la Grande-Bretagne en Europe, ce dont Pompidou usa.
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La quatrième crise touche à l’identité politique des Communautés. Le projet d’union des États, proposée par de Gaulle et avalisée en principe par les partenaires de la France, au sommet des Six de juillet 1961, à Bonn, est quasiment ruiné par l’intransigeance de son initiateur, en janvier 1962, qui envisage l’inacceptable pour ses partenaires : indépendance de l’Union par rapport à l’OTAN et nouvelles institutions confédérales menaçant les institutions des Traités de Rome. De Gaulle ne veut donc pas d’Union européenne dans laquelle la souveraineté des États serait déléguée, sans retour possible, à des institutions communes. La crise de la chaise vide, commencée le 30 juin 1965 et terminée le 30 janvier 1966, portait sur le fonctionnement des institutions communautaires. De Gaulle repousse le vote à la majorité qualifiée prévue pour entrer en vigueur au 1er janvier 1966. Les États ont gagné, puisque la prise de décision se fera toujours à l’unanimité sur les sujets d’importance vitale, mais aussi sur le tout venant. Cette crise indique que les pays membres se sont résignés aisément à retarder la création d’institutions fédérales.
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Après son entrée dans les Communautés, en janvier 1973, la Grande-Bretagne en a, d’une part, renégocié les conditions, sous Harold Wilson, et provoqué, d’autre part, sous Margaret Thatcher, une crise communautaire, la cinquième, en refusant de payer une contribution conforme à la règle prévue. La crise du chèque britannique, résolue à Fontainebleau en juin 1984, fit obtenir une ristourne budgétaire considérable aux Britanniques. Les conséquences de cette solution sont graves puisque les pays membres ont dérogé, sous la pression d’un grand pays, aux dispositions qu’ils avaient adoptées par traité. La règle de vie en commun n’est donc pas la même pour tous, relèvent les Eurosceptiques.
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Ces crises ont-elles fait progresser l’unité ? Certaines ont été surmontées, comme le refus opposé à la Grande-Bretagne ; d’autres non, puisqu’il n’y a pas de politique commune de la défense et que l’extension du champ des politiques communes est contestée. Or, à tort ou à raison, les plus Europhiles estiment indispensable d’augmenter le champ des compétences de l’Union pour qu’elle soit plus efficace et plus utile aux populations. Un fait est certain, jusqu’à maintenant aucune des crises n’a empêché les Communautés de progresser. On peut se demander toutefois, si, dans le cadre d’un élargissement inévitable et souhaitable, les limites dont souffre l’Union dans les domaines de la défense, de la politique étrangère, de l’éducation et la culture, ou encore la fiscalité, la santé, ne sont pas un frein à l’émergence d’un vrai pôle européen de confiance et de sécurité.
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Le progrès communautaire est indéniable : marché unique, monnaie commune, accroissement de la richesse, libertés civiles, libre-circulation, justifiant la satisfaction des Européens qui se souviennent de 1945. Des progrès ont été accomplis dans la politique sociale et même de défense, et dans la voie de la démocratisation. Or les récents élargissements, de 15 à 25, ont mis plus l’accent sur l’adoption des acquis communautaires que sur le projet commun. Les désaccords entre pays membres et futurs membres de l’Union, à propos de l’Irak ou des références identitaires à inscrire dans la Constitution, dégradent l’idéal des pères fondateurs. Le nationalisme semble gagner des points au nom d’une prétendue exigence de liberté totale après le temps de la soumission au pouvoir soviétique chez les nouveaux adhérents. L’affirmation d’une Europe forte et unie dans les relations internationales est oubliée, au point de faire du gouvernement ultra-conservateur des États-Unis (2000-2004) l’arbitre de la politique étrangère de l’Union européenne.
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Jean Monnet, que le général de Gaulle tenait pour avoir inspiré le camp atlantiste et qu’il avait réduit injustement au rôle de fourrier de l’Amérique, exigeait des États-Unis une stricte égalité de traitement de l’Europe unie quand Kennedy offrait le partenariat euro-atlantique en juillet 1962. Les temps, pourtant, n’étaient pas si propices à l’égalité entre les deux rives de l’Atlantique, alors que la menace de l’URSS requérait encore une direction américaine du monde occidental. Or, en 2004, incomplètement, mais mieux unis qu’en 1962, les Européens ont la pleine capacité de maîtriser leur destin. Veulent-ils parachever le travail d’unité commencé en 1950 ?
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En dépit de ces limites et de ces interrogations sur le destin encore ambigu de l’Union, ne pas voir, comme l’historien britannique Eric Hobsbawn, si réputé pour sa belle explication du vingtième siècle, que le phénomène d’unité est l’exact contraire de la déliquescence de l’Europe du premier vingtième siècle, confine à la cécité intellectuelle [15][15] Éric Hobsbawn, L’âge des extrêmes, Paris, Complexe,.... Le siècle n’a pas mal fini. L’unité signifie que la « vieille Europe » a retrouvé la source de sa grandeur faite d’équilibre. L’âge des extrêmes est aussi celui d’une résurrection de l’esprit de communauté et de solidarité grâce aux institutions d’intégration européenne.
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